La haine de la musique

Publisher:

Première:

2014, Ensemble TM+, Laurent Cuniot cond., Lionel Monier actor, Christian Gangneron staging, Festival Musica, Cité de la Musique,
Strasbourg.

Year

2013-14

Commission:

Ministry of Culture, France

Duration:

1 h 10 min

La haine de la musique – 2013-14
for an actor , ensemble and electronics on the essai ‘La Haine de la Musique’ by Pascal Quignard.

It was a sonic upheaval that I had when reading « La haine de la musique » by Pascal Quignard. The terrible paradox that is at the very heart of the essay immediately attracted me by the strength of its originality. The initial thesis as well as the perspective that it opens are surprising and unexpected: music hurts and we cannot escape it. We never free ourselves from sound, wherever we are. Forced to listen, we live surrounded by imposed sounds, a basso obbligato, a continuous music that has always persecuted us, thus conditioning our history and our relationship with the world
My upheaval also came from Quignard’s writing itself. By the subjects and the poetry of the text, of course, but also by its structure and the subtlety of its rhythm. The form of the essay is built with often brief parts, dealing with subjects that systematically come back. The images then resurface like a hum that we forget, but which is still there, haunting. Quignard then creates a network of subjects within subjects, themes within themes, paths that circulate simultaneously and by echoes.
The music that I composed for « La haine de la musique » was told to me by the story itself, its images, its references, its allegories, but especially by the spaces that it tells and that open up before us: the minimum hearing of twilight, the kingdom of silence that we reach after three days spent in the darkness of the night, the silent cove of a fisherman and his boat in the light of dawn, the vision of paradise at the very moment when it will be lost forever… Each place is told to us like a detailed scenography of sound.
It is then that, evolving in a space reflecting the musical and visual world deployed by his thoughts, a man, a character, bewitches us with his mysterious story. He tells us about his visions of sound and music, about their unsuspected meanings and powers. His story pierces us, just like music, which, ignoring our own skin at all times, reaches us without us being able to defend ourselves. To seek salvation in silence at the very threshold of night carries the risk of madness, of letting oneself be immersed in a definitive silence, a deathly silence.
In his visions, music is an instrument of submission and an instrument of war. The taut string of the bow and the vocal cord are one and the same string: it can kill from a distance in ways that are as invisible as they are inexplicable. Each vibration, each sound then becomes a tiny terror that governs us.
But it is also by listening to sounds that the first signs of life have reached us, warning us of the outside that awaits us. This even before our birth, before we can breathe, see, scream.
In his universe, music is at the origin of all our journeys. Men, guided by the echo in the darkness of a cavity as nocturnal as it is resonant, gave birth to art. They sought to represent in the deepest night their own dreams, freeing themselves at the same time from their own fears. This echo space, like all echo spaces, is a temple from which one can only emerge transformed. Or from which one does not emerge.
Other men will be blinded and attracted by other music, they will be caught and swallowed up by a sonorous and devouring sea.

Music attracts, music is a hook that chains us in fascination. It attracts us and it loses us.
We must then abandon everything. Abandon ourselves. Cross the sonorous sea and get lost. Shipwreck.
Daniel D’Adamo

La haine de la musique – 2013-14
pour un comédien, ensemble et électronique sur l’essai ‘La Haine de la Musique’ de Pascal Quignard.
C’est un bouleversement sonore que j’ai eu en lisant La haine de la musique de Pascal Quignard. Le paradoxe terrible qui est au cœur même de l’essai m’a tout de suite attiré par la force de son originalité. La thèse initiale tout comme la perspective qu’elle ouvre sont surprenantes et inattendues : la musique fait mal et on ne peut pas lui échapper. Nous ne nous affranchissons jamais du son, où que l’on soit. Contraints d’écouter, nous vivons entourés de sons imposés, un basso obbligato, une musique continue qui nous a toujours persécutés, conditionnant ainsi notre histoire et notre rapport avec le monde.
Mon bouleversement est aussi venu par l’écriture de Quignard elle-même. Par les sujets et la poésie du texte, bien sûr, mais aussi par sa structure et la subtilité de son rythme. La forme de l’essai est bâtie avec des parties souvent brèves, traitant de sujets qui reviennent systématiquement. Les images ressurgissent alors comme un fredon qu’on oublie, mais qui est toujours bien là, lancinant. Quignard crée alors un réseau de sujets dans les sujets, de thèmes dans les thèmes, de voies qui circulent simultanément et par échos.
La musique que j’ai composée pour La haine de la musique m’a été racontée par le récit lui-même, ses images, ses références, ses allégories, mais surtout par les espaces qu’il raconte et qui s’ouvrent devant nous : le minimum auditif du crépuscule, le royaume du silence auquel on parvient après trois jours passés dans l’obscurité de la nuit, la crique silencieuse d’un pêcheur et sa barque à la lumière de l’aube, la vision du paradis à l’instant même où il sera perdu à jamais… Chaque lieu nous est raconté comme une scénographie détaillée du sonore.
C’est alors que, évoluant dans un espace reflétant le monde musical et visuel déployé par ses pensées, un homme, un personnage, nous ensorcelle par son récit mystérieux. Il nous raconte ses visions sur le son et sur la musique, sur leurs sens et leurs pouvoirs insoupçonnés. Son récit nous transperce, tout comme la musique qui, ignorant à tout moment notre propre peau, nous atteint sans que l’on puisse s’en défendre. Chercher alors le salut dans le silence au seuil même de la nuit, comporte le risque de la folie, de se laisser immerger dans un silence définitif, un silence de mort.
Dans ses visions, la musique est un instrument de soumission et un instrument de guerre. La corde tendue de l’arc et la corde vocale sont une même et unique corde : elle peut tuer à distance de manière aussi invisible qu’inexplicable. Chaque vibration, chaque son devient alors une minuscule terreur qui nous gouverne.
Mais c’est aussi par l’écoute des sons que nous sont parvenus les premiers signes de vie nous prévenant du dehors qui nous attendait. Cela avant même notre naissance, avant que l’on puisse respirer, voir, crier.
Dans son univers, la musique est à l’origine de tous nos cheminements. Des hommes, guidés par l’écho dans l’obscurité d’une cavité aussi nocturne que résonante, ont donné naissance à l’art. Ils cherchaient à représenter dans la nuit la plus profonde leurs propres songes, se libérant en même temps de leurs propres peurs. Cet espace à écho, comme tous les espaces à écho, est un temple duquel on ne peut sortir que transformé. Ou duquel on ne sort pas.
D’autres hommes seront aveuglés et attirés par d’autres musiques, ils seront happés et engloutis par une mer sonore et dévorante.

La musique attire, la musique est un hameçon qui nous enchaîne dans la fascination. Elle nous attire et elle nous perd.
Nous devons alors nous abandonner. S’abandonner. Traverser la mer sonore et se perdre. Naufrager.
Daniel D’Adamo

La Haine de la Musique – Livret

Sur ‘La Haine de la Musique’ de Pascal Quignard, Ed. Calmann-Lévy, 1996.

Adaptation Daniel D’Adamo et Christian Gangneron.

Introduction – Lorsque tombe la nuit.

Lorsque tombe la nuit il y a un moment de silence. Ce moment survient après que les oiseaux se sont tus et s’étend jusqu’à ce que les grenouilles commencent à émettre leur chant.
L’instant de la plus grande décroissance sonore n’est pas nocturne, mais crépusculaire. C’est le minimum auditif.
Le crépuscule est le « point zéro sonore » dans l’ordre de la nature.
C’est l’heure du silence. Le silence ne définit en rien la carence sonore : il définit l’état où l’oreille est le plus en alerte. L’état où l’oreille est le plus en alerte est le seuil de la nuit.
C’est l’heure que je préfère. C’est l’heure où, parmi toutes les heures où j’aime être seul, je préfère être seul.
C’est l’heure où je voudrais mourir.
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Tout son est l’invisible sous la forme du perceur d’enveloppes. Qu’il s’agisse de corps, de chambres, d’appartements, de châteaux, de cités remparées ; immatériel, le son franchit toutes les barrières.
Le son ignore la peau, ne sais pas ce qu’est une limite : il n’est ni interne, ni externe. Il est inlocalisable. Il ne peut être touché : il est l’insaisissable.
L’audition n’est pas comme la vision. Ce qui est vu peut être aboli par les paupières, peut être arrêté par la cloison ou la tenture, peut être rendu aussitôt inaccessible par la muraille. Ce qui est entendu ne connaît ni paupières, ni cloisons, ni tentures, ni murailles.
Le son s’engouffre. Il est le violeur.
Il touche illico le corps comme si le corps devant le son se présentait plus que nu : dépourvu de peau. Oreilles, où est votre prépuce ? Oreilles, où sont vos paupières ? Oreilles, où sont la porte, les persiennes, la membrane ou le toit ?
Avant la naissance, jusqu’à l’ultime instant de la mort, vous ouïssez sans un instant de cesse. Il n’y a pas de sommeil pour l’audition. Il n’y a pas d’écart devant le sonore.
Le sonore est le pays qui ne se contemple pas. Le pays sans paysage.

Première Partie – … une nudité sonore …
Nous entourons de linges une nudité sonore extrêmement blessée, infantile, qui reste sans expression au fond de nous. À l’aide de ces linges, de même que nous cherchons à soustraire à l’oreille d’autrui la plupart des bruits de notre corps, nous soustrayons à notre propre oreille quelques sons et quelques gémissements plus anciens.
Il y a dans toute musique préférée un peu de son ancien ajouté à la musique même. Sorte de « musique ajoutée » qui effondre le sol, qui se dirige aussitôt sur les cris dont nous avons soufferts sans qu’il nous soit possible de les nommer, et alors qu’il n’était même pas possible que nous en ayons vu la source. Des sons non visuels, qui ignorent à jamais la vue, errent en nous. Des sons anciens nous ont persécutés. Nous ne voyions pas encore. Nous ne respirions pas encore. Nous ne criions pas encore. Nous entendions.
Selon Horace « Ce qui ne frappe que les oreilles fait moins d’impression que ce qui frappe les yeux ».
Théophraste soutient au contraire que le sens qui ouvre la porte le plus largement aux passions est la perception acoustique. Il dit que la vue, le toucher, l’odorat et le goût font éprouver à l’âme des troubles moins violents que ceux qui lui causent, au travers des oreilles, les « tonnerres et les gémissements ».
Horace dit que le silence même à midi, même au moment de la plus grande torpeur, l’été, « bourdonne » sur les berges immobiles des fleuves.
Bruits, grignotements de mulots, de fourmis, gouttes d’eau de robinet ou de gouttière, respiration dans l’ombre, plaintes mystérieuses, cris étouffés, silence qui ne répond pas soudain à la norme du son du silence du lieu, réveille-matin, branches battantes ou crépitement de la pluie sur le toit, coq.
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Hermès vide la tortue, vole et met à cuire une vache, racle la peau, la tend sur l’écaille vidée de sa chair, enfin fixe et tire au-dessus d’elle sept boyaux de mouton. Il invente la kithara. Puis, il cède sa tortue-vache-mouton à Apollon.
Dans l’Iliade la kithara n’est pas une cithare : elle est encore un arc. Et le musicien est encore la Nuit, c’est-à-dire l’audition nocturne panique. C’est l’ouverture, le premier chant : « Apollon descend des sommets de l’Olympe. À l’épaule, il a l’arc en argent et son carquois bien fermé. À chaque pas qu’il fait dans la colère de son cœur, les flèches résonnent sur son dos. Il va, pareil à la Nuit. Apollon se place à l’écart des vaisseaux. Il décoche une flèche. Il atteint d’abord les mules, puis les chiens qui courent si vite. Enfin ce sont les guerriers qu’il perce. Les bûchers funèbres brûlent sans finir. Pendant neuf jours les flèches du Dieu frappent à travers l’armée. »
L’arc est la mort à distance : la mort inexplicable.
Plus exactement : la mort aussi invisible que la voix. Corde vocale, corde de la lyre, corde de l’arc sont une unique corde : boyau ou nerf de bête morte qui émet le son invisible qui tue à distance. La corde de l’arc est le premier chant.
Le son, la langue s’entendent et ne se touchent ni ne se voient. Quand le chant touche, 1. Il transperce, 2. Il tue.
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Le beau son est lié à la mort belle
Chaque son est une minuscule terreur.
Le dieux ne se voient pas mais s’entendent : dans le tonnerre, dans le torrent, dans la nuée, dans la mer. Ils sont comme des voix. L’arc est doué d’une forme de parole, dans la distance, l’invisibilité et l’air.
La voix est d’abord celle de la corde qui vibre avant que l’instrument soit divisé et instrumenté, en chasse, en guerre.
La proie qui tombe est au son de la corde de l’arc ce que la foudre est au son du tonnerre.
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Il s’appelait Simon, pêcheur, fils et petit-fils de pêcheurs de Bethsaïde. Un dieu s’approcha de la barque, héla le pêcheur et décida de lui ôter le nom. Il lui ordonna de quitter le lac de Génésareth. Il lui ordonna d’abandonner la crique. Il lui ordonna de laisser tomber le filet. Il l’appela Pierre. La soudaineté et l’étrangeté de ce baptême commencèrent de brouiller, de détraquer le système sonore dans lequel Simon avait été plongé jusque-là. Ces syllabes neuves aux sons desquelles il lui fallait répondre désormais, l’expulsion et l’enfouissement des anciennes syllabes qui l’avaient nommé, quelques comportements involontaires ou inopinés parfois le trahirent. Un aboi de chien, une poterie brisée, la houle, un chant de grive, ou de rossignol, ou d’hirondelle le faisaient tout à coup s’effondrer en sanglots. Pierre aurait confié un jour que le seul regret qu’il conçut de son ancien métier, ce n’était ni la barque, ni la crique, ni l’eau, ni les filets, ni l’odeur puissante, ni la lumière qui se prend dans les écailles des poissons qui meurent dans une sorte de sursaut : saint Pierre confia que ce qu’il regrettait dans les poissons, c’était le silence. Le silence des poissons quand ils meurent. Le silence durant la journée. Le silence au crépuscule. Le silence au cours de la pêche nocturne. Le silence dans l’aube quand la barque revient vers la rive et que la nuit s’efface peu à peu dans le ciel en même temps que la fraicheur, les astres et la peur.

Deuxième Partie – … des résonateurs nocturnes
Il y a 20000 ans, munis de lampes confectionnées à partir de la graisse des proies mises à mort les hommes pénétrèrent dans les lieux complètement enténébrés. Se secourant de ces lampes, ils ornèrent à l’aide de grandes images animales, de vastes salles vouées jusque-là à la nuit perpétuelle.
Pourquoi la naissance de l’art se trouva-t-elle liée à une expédition souterraine ? Pourquoi l’art fut-il et demeure-t-il une aventure sombre ?
L’art visuel (du moins l’art visible à l’aide d’une lampe à graisse tremblotante dans l’obscurité) présentait-il un lien avec les rêves, qui sont eux aussi des visions nocturnes ?
Pourquoi tous les sanctuaires inventoriés débutent-ils là où la lumière du jour comme la clarté astrale cessent d’être perceptibles, là où l’obscurité et la profondeur celée de la terre règnent sans partage ?
Pourquoi fallait-il cacher ces images dans le caché de la terre ?
Ces cavernes ne sont pas des sanctuaires à images.
Les grottes paléolithiques sont des instruments de musique dont les parois ont été décorées. Elles sont des résonateurs nocturnes qui furent peints d’une façon qui n’était nullement panoramique : on les a peint dans l’invisible. Le choix des parois décorées fut celui de l’écho. Ce sont des chambres à échos.
Les peintures rupestres commencent là où on cesse de voir sa main devant son visage.
Là où on voit la couleur noir.
L’écho est le guide et le repère dans l’obscurité silencieuse où ils pénètrent et où ils quêtent des images.
L’écho est la voix de l’invisible. Les vivants ne voient pas les morts dans le jour. Tandis qu’ils voient la nuit dans les songes.
L’écho engendre le mystère du monde alter ego.
Lucrèce disait simplement que tout lieu à écho est un temple.
À Malte dans la grotte d’Hypogeum, est creusée de main d’homme une cavité résonatrice. Sa fréquence est de quatre-vingt-dix hertz. Son amplification se révèle terrifiante dès l’instant où les voix émises sont basses.
Les voix des femmes et celles des enfants ne peuvent faire retentir l’instrument de pierre, la fréquence de leur voix n’étant pas assez basse pour mettre en branle la résonance rocheuse.
Seuls les garçons qui ont mué font retentir la grotte d’Hypogeum.
Muer, mourir et renaître : le voyage funéraire ou nocturne et l’initiation juvénile sont indissociables.
Qu’est-ce qu’un héros ? Ni un vivant ni un mort. Un chaman qui pénètre dans l’autre monde et qui en revient.
Un mué.
C’est être ressorti de la grotte, de la gueule animale qui avale, met en pièces c’est-à-dire incise, et recrache dans la lumière solaire.
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Au XVIIIe siècle de notre ère, Jan de l’Ors attache solidement sous ses bras la corde. Il descend au fond du puits. Le trou s’enfonce verticalement dans la terre sans qu’il en perçoive le fond. Les parois sont gluantes. Des chauves-souris s’échappent silencieusement dans l’obscurité. La descente dure trois jours pleins.
Au bout du troisième jour, sa canne de quarante quintaux heurte le fond de la terre. Jan de l’Ors se libère de la corde. Il fait quelque pas dans l’immense caverne où il vient de parvenir.
Un grand tas d’os jonche le sol.
Il marche au milieu des crânes.
Il entre dans un château au milieu de la grotte. Il marche, mais ses pas ne résonnent plus.
Jan lance sa canne de quarante quintaux sur le sol de marbre : cela fait le bruit d’une plume d’oiseau qui tombe sur la neige.
Jan de l’Ors comprend aussitôt que ce château est la demeure où les sons ne peuvent pas naître.
Il lève la tête vers un chat gigantesque fait de calcite, de verre lumineux, de cristal. Le grand chat porte sur le front une escarboucle qui flamboie dans l’obscurité. Il y a partout des arbres chargés de pommes d’or qui entourent une fontaine muette : l’eau jaillit puis retombe sans qu’on entende rien.
Assise au bord de la fontaine, une jeune fille, belle comme l’aurore, peigne sa chevelure avec un croissant de lune.
Jan de l’Ors s’approche d’elle mais elle ne le voit pas. Les yeux de la jeune fille merveilleuse restent irrésistiblement fixés sur les feux de l’escarboucle qui maintient les lieux sous son charme.
Jan veut lui parler : il pose sa question mais sa question ne résonne pas.
« La femme est ensorcelées, pense Jan de l’Ors, et moi je vais devenir un homme fou dans ce silence de mort. »
Alors Jan soulève sa canne de quarante quintaux, la brandit et en donne un grand coup su la tête du grand chat de cristal …

Troisième Partie – La musique attire à elle les corps humains.
La musique est le seul de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 39 à 45.
Les bataillons rentrent au camp avec une démarche bizarre : avancent en rang par cinq, presque rigides, le cou tendu, les bras au corps, comme des hommes faits de bois.
La musique soulève des dizaines de milliers de jambes, contractant les corps comme ceux d’automates.
Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution aussitôt met en place.
Cadence et mesure. La marche est cadencée, les coups de matraque sont cadencés, les saluts sont cadencés.
Elle est devenue incessante, agressant de nuit comme de jour, dans les rues marchandes, dans les galeries, dans les grands magasins, dans les librairies, même dans les piscines, même sur le bord des plages, dans les appartements, dans les restaurants, dans les taxis, dans le métro, dans les aéroports. Même dans les avions au moment du décollage et de l’atterrissage. Même dans les camps de la mort
La musique étant un pouvoir, s’associe de ce fait à tout pouvoir.
La première fonction, ou du moins la plus quotidienne des fonctions assignées à la musique des Lagerkapelle, consista à rythmer le départ et le retour des Kommandos.
La musique se tient déjà tout entière dans le coup de sifflet du SS. À chaque fois elle fait « mettre debout ».
Comment pourrez-vous entendre la musique, n’importe quelle musique, sans lui obéir ?
Elle est le seul art qui ait pu s’arranger de l’organisation des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l’humiliation, et de la mort.
La musique attire à elle les corps humains. Elle est un hameçon qui saisit les âmes et les mène dans la mort.
Il faut entendre ceci en tremblant : c’est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre.
—-
Après avoir mangé le fruit de l’arbre, le premier homme et la première femme, en même temps, entendent le bruit de Yahvé-Élohim qui se promène dans le jardin à la brise du jour. Il voie qu’ils sont nus. Pour dissimuler leurs corps, ils se réfugient derrière les feuilles de l’arbre qui vêt. Ils comprennent alors que la vision et la nudité, l’audition et la honte sont la même chose. Que voir et entendre sont le même instant et cet instant est immédiatement la fin du Paradis.
Le bruit de ses propres pas, telle est la première strate du silence.
Il n’y a pas deux côtés de la musique.
Il n’y a pas un maudit en face du maléfice.
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Au chant IX de l’Odyssée, Ulysse, fondant en larmes, avoue son nom. Il raconte la suite de ses aventures : d’abord la grotte, ensuite l’île de Circé, enfin le voyage au pays des morts.
Revenant du pays des morts, Ulysse longe l’île des Sirènes.
Circé chante un chant plaintif et langoureux et son chant transforme ceux qui l’écoutent en porcs. Circé la chanteuse a averti Ulysse : le chant aigu, perçant des Sirènes tire les hommes : il attire et lie dans la fascination ceux qui entendent.
Les deux ruses que la chamane indique à Ulysse sont aussi simples que précises. Chaque homme doit avoir les deux oreilles bouchées avec des petits fragments de cire pétrie prélevés avec un couteau de bronze sur un gâteau de miel. Ulysse seul peut conserver les oreilles ouvertes à la condition qu’il soit trois fois lié avec des cordes : les mains liées, les pieds liés et le thorax lié au mât.
À chaque fois qu’Ulysse demandera à être détaché ses hommes resserreront les liens. Alors il pourra entendre ce qu’aucun mortel n’a entendu sans mourir …

Épilogue – … traverser la mer sonore
Les hommes remontent des enfers et errent sur la mer sonore. Tous les vivants son menacés d’être engloutis dans la mer sonore. La musique les attire. La musique est l’appeau qui attire dans la mort. Qui attire les voix dans la ressemblance qui les perd.
« N’entends rien.
Sépare-toi de la musique. »
Maître Eckhart ajoute : « il y a des gens qui vont sur la mer avec un petit vent et traversent la mer : ainsi font-ils mais ils ne la traversent pas. »
« La mer n’est pas une surface. Elle est de haut en bas l’abîme.
« Si tu veux traverser la mer, naufrage ».

(Fin).

Interview with Daniel D’Adamo and Christian Gangneron

Why did you choose this text by Pascal Quignard?

Daniel D’Adamo: I was immediately hooked by this extraordinary text. The subjects developped by Pascal Quignard act as leitmotifs and some of his sentences triggered real sound images in me. In a way, building a musical sensation from this text became very easy. Pascal Quignard’s book is a series of “small treatises”. To what extent do they lend themselves to becoming theatrical material?

Christian Gangneron: First of all, I like working on materials that are not immediately theatrical. Staging opera is not just about telling a story. The theatricality here is above all due to the progression of thought, to its outlines…

D. D’A. : It is a very open text, which has a great power over the imagination, which lends itself to all forms of interpretation and in which it is not difficult to find one’s way.

What is the status of this unique voice entrusted to the actor Lionel Monier?

Ch. G. : The actor is situated in an in-between, he is a character caught in a double solicitation between the text and the music. He helps the spectator to project his own images and at the same time he gives substance to the thought. We could almost speak of fictional archaeology: I try to have the actor play the situation in which we find ourselves when ideas come to us.

D. D’A. : Music is the other omnipresent character; it is embodied on stage by the musicians and the conductor, in a permanent game of presence and distance, in which electronics also participate: it widens, increases tenfold the musical space and immerses the spectators in it. This is a bit like Pascal Quignard’s lesson: you can’t escape music!

Interview by Jean-Guillaume Lebrun, La Terrasse n° 223 (August 2014)

 

Entretien avec Daniel D’Adamo et Christian Gangneron

Pourquoi avoir fait le choix de ce texte de Pascal Quignard ?

Daniel D’Adamo : J’ai immédiatement été accroché par ce texte extraordinaire. Les thématiques abordées par Pascal Quignard agissent comme des leitmotivs et certaines de ses phrases ont déclenché en moi de véritables images sonores. D’une certaine manière, construire une sensation musicale à partir de ce texte a été très facile. Le livre de Pascal Quignard est une suite de « petits traités ». Dans quelle mesure se prêtent-ils à devenir matériau théâtral ?

Christian Gangneron : Tout d’abord, j’aime travailler sur des matériaux qui ne sont pas d’emblée théâtraux. Mettre en scène l’opéra, ce n’est pas seulement raconter une histoire. La théâtralité ici tient avant tout au cheminement de la pensée, à ses linéaments…

D. D’A. : C’est un texte très ouvert, qui a un grand pouvoir sur l’imagination, qui se prête à toutes formes d’interprétation et dans lequel il n’est pas difficile de se frayer un chemin.

Quel est le statut de cette voix unique confiée au comédien Lionel Monier ?

Ch.G. : Le comédien se situe dans un entre-deux, c’est un personnage pris dans une double sollicitation entre le texte et la musique. Il aide le spectateur à projeter ses propres images et en même temps

il donne corps à la pensée. On pourrait presque parler d’archéologie fictive : j’essaie de faire jouer par le comédien la situation dans laquelle on se trouve lorsque nous viennent les idées.

D. D’A. : La musique est l’autre personnage omniprésent ; elle est incarnée sur scène par les musiciens et le chef d’orchestre, dans un jeu permanent de présence et d’éloignement, auquel l’électronique participe également : elle élargit, décuple l’espace musical et y plonge les spectateurs. C’est un peu la leçon de Pascal Quignard : on ne peut pas échapper à la musique !

Propos recueillis par Jean-Guillaume Lebrun, La Terrasse n° 223 (août 2014)